Le Minotaure

Une lecture de « Mystère Michéa », de Kévin Boucaud-Victoire

Par Benoît Géraud.


La lecture des ouvrages de Jean-Claude Michéa est toujours frustrante.

Jean-Claude Michéa est sympathique et bien intentionné. Il mène une vie conforme à ce qu’on peut attendre de lui, ce qui est le plus grand compliment qu’on puisse faire à un intellectuel de gauche. Ses livres sont agréables et faciles à lire, ce qui n’est pas un détail dans le pays de Jacques Althusser et Alain Badiou. Il a permis à quantité de jeunes gens de redécouvrir certains des penseurs les plus affûtés et pertinents des décennies passées. Et il est la référence principale d’une nouvelle génération de militants qui se trouvent du bon côté de la barricade dans des situations où beaucoup de leurs camarades, eux, font les mauvais choix.

Pourtant, une fois ses livres refermés, on se demande souvent ce qu’il a bien pu vouloir dire. Les principes théoriques manquent d’exemples concrets, et lorsque les exemples concrets arrivent enfin ils semblent contredire les principes théoriques. La pensée de Michéa a un gigantesque défaut : elle est dilettante, manque de rigueur.

Ces frustrations je les ai naturellement retrouvées à la lecture de « Mystère Michéa – Portrait d’un anarchiste conservateur » de Kévin Boucaud-Victoire (éditions L’escargot). Le livre est vraiment bon, je l’ai dévoré, il est très clair et constitue une excellente introduction à la pensée de Michéa. Mais au bout du compte, il m’a laissé le sentiment que toute la démarche michéiste mène à une impasse.

L’objectif de KBV avec ce livre est de tenter de corriger ce qui est, selon lui, un malentendu : du point de vue de sa réception médiatique, Michéa aurait du succès surtout auprès de la droite réactionnaire, alors qu’il est un auteur appartenant au mouvement socialiste. Las ! Un malentendu aussi massif est forcément porteur de sens. La gauche progressiste a fait le choix de considérer que ce michéisme réactionnaire signifie que Michéa est, en réalité, un auteur réactionnaire. KBV rejette cette hypothèse, mais dans ce cas il devrait être amené à considérer l’hypothèse complémentaire : que cet attrait de Michéa dans la droite réactionnaire nous apprend quelque chose d’important sur la droite réactionnaire et sur le clivage droite-gauche d’aujourd’hui. Les batailles de réappropriation sont toujours un peu vaines, en ce qu’elles privilégient la théorie sur le réel, et en ce qu’elles ne perçoivent pas qu’être récupéré par ses adversaires est une victoire, une étape vers l’hégémonie. Dans tous les cas, l’existence de ce michéisme de droite est un fait social et politique que l’on ne peut pas se contenter d’évacuer d’un revers de main en disant « ils se trompent », sans l’analyser en profondeur.

Avant de continuer, quelques précisions. D’un point de vue purement politique, je suis michéiste. C’est chez les michéistes qu’il se passe les choses les plus intéressantes en ce moment, ma place est à leurs côtés. Ma critique du michéisme est purement philosophique, et par ailleurs elle se concentrera ici sur ce qui me semble être une série de faiblesses de méthode, sans trop m’attarder sur les désaccords de fond que je pourrais avoir lui. Enfin, ma lecture de l’œuvre de Michéa étant incomplète et assez ancienne, je m’appuierai presque exclusivement ici sur le livre de Kévin Boucaud-Victoire.

[Remarque hors-sujet : les animateurs des éditions de L’escargot, je n’en doute pas, sont fortement engagés contre l’obsolescence programmée ; ils ont donc été probablement très déçus de constater que les pages de leur ouvrage inaugural se détachent avant même la fin de la première lecture.]

I. La gauche révolutionnaire selon Michéa.

Contrairement à un François Begaudeau par exemple, qui critique sévèrement le centre-gauche macronien sans s’apercevoir que presque tous ses arguments peuvent être retournés contre la gauche révolutionnaire, Michéa, lui, n’épargne pas cette dernière, et n’hésite pas à s’attaquer à certains de ses partis ou représentants, en particulier le NPA. Mais après avoir terminé Mystère Michéa, j’ignore toujours ce que Michéa reproche à cette « extrême-gauche libérale ».

Est-ce qu’il leur reproche d’être favorables aux droits des individus plutôt que de défendre des entités collectives ? Non, KBV ne cesse de le répéter tout au long du livre, citations de Michéa à l’appui. Par exemple :

Aucun projet d’émancipation du genre humain ne saurait évidemment s’accommoder du maintien des inégalités de naissance, de la domination patriarcale, de la persécution des minorités ou encore de ces contraintes traditionnelles – qu’elles soient d’origine religieuse ou non – qui sont manifestement incompatibles avec la dignité des individus ou leur droit manifeste à agir et penser librement. (p.58)
Ainsi, le racisme, le sexisme ou l’homophobie perdurent et pour Michéa aucune société décente ne peut s’en accommoder. (p.71)
Une société socialiste, à la différence d’une société libérale, ne saurait se passer d’un minimum de valeurs morales et philosophiques communes – ne serait-ce que pour dénoncer l’indécence de l’exploitation de l’homme par l’homme, de la domination masculine ou de la persécution des minorités. (p.72)
Et en conséquence :
Michéa refuse ainsi (…) la collaboration avec une droite, même antilibérale. (p .51)

Doit-on alors considérer que ce sont les modalités de la lutte contre les injustices sociétales que Michéa critique ? Je l’ignore. Michéa ne répond à cette question dans aucun des ouvrages que j’ai lu de lui, et KBV ne l’aborde pas non plus dans Mystère Michéa. Le sujet étant d’une importance majeure, nous supposerons donc que non.

Considérons alors la troisième hypothèse possible : ce que reproche Michéa au NPA, c’est d’avoir abandonné la lutte des classes au profit des luttes sociétales. Critique que l’on retrouve (mais, il me semble, davantage adressée au PS qu’au NPA), à la page 68 du livre :

Ainsi, les questions sociétales, certes légitimes et essentielles, qui appartiennent pleinement aux valeurs du socialisme (puisque celui-ci vise l’égalité des personnes au sein de la société, indépendamment du genre, de l’orientation sexuelle ou des origines ethniques) et que les déconstructivistes ont bien fait de rappeler, ont peu à peu remplacé chez de nombreux militants les discours sociaux.

Nous devons cependant faire le constat empirique suivant : si elle devait être adressée au NPA, cette critique ne tient pas la route une seconde. Il suffit d’aller lire succinctement la page d’accueil du site internet de ce parti pour s’apercevoir que la lutte des classes reste leur sujet de préoccupation principal.

Kévin Boucaud-Victoire le reconnaît d’ailleurs à demi-mot. À la page 70 de son livre, il explique ainsi que selon Jean-Claude Michéa, l’abandon du trotskysme par le NPA en 2009 a eu pour conséquence une évolution idéologique résumée par la phrase « Déracinés de tous les pays, unissez-vous sous l’égide du marché mondial ! »… propos aussitôt corrigés par une note de bas de page : « Il faut néanmoins noter que les cadres et militants du NPA, souvent syndiqués, sont aussi généralement en première ligne dans les combats sociaux. »

On se demande d’ailleurs ce qu’il s’est passé de si extraordinaire dans ce parti politique en 2009. Le NPA n’a pas abandonné l’idéologie trotskyste, il a simplement décidé, selon les propos d’Olivier Besancenot lui-même, de faire cohabiter les trotskystes avec des militants anarchistes. Jean-Claude Michéa ayant lui-même une sensibilité libertaire, il devrait apprécier favorablement cette évolution. L'intérêt porté par le trotskysme pabliste aux questions sociétales date par ailleurs de mai 68, la création du NPA ne constitue pas une rupture idéologique dans l’histoire de ce courant.

Une fois tous ces éléments pris en compte, je suis arrivé à la conclusion suivante : Jean-Claude Michéa défend un projet politique extrêmement proche de celui du NPA, et il aurait parfaitement sa place dans ce parti. On peut certainement trouver quelques différences de détail (une opposition plus grande à l’Union européenne par exemple, un attachement plus important à la laïcité), mais ces différences ne sont pas d’un degré supérieur à celles qui existent entre les différentes tendances du NPA.

Michéa commet donc finalement la même erreur que Begaudeau : il n’analyse pas véritablement les causes et les conséquences de l’abandon des partis du socialisme révolutionnaire par les classes populaires, et leur métamorphose en partis bourgeois. Dire que la « nouvelle extrême-gauche » a remplacé « la figure autrefois centrale du prolétaire » par celle de « l’exclu » est à la fois un contresens (dans les discours, le prolétaire est toujours omniprésent, c’est dans la sociologie militante et électorale qu’il a disparu) et une non-analyse (cette disparition du prolétaire est un symptôme de l’évolution des partis de gauche révolutionnaire, il reste à déterminer pourquoi et comment ces partis ont évolué). Il est à cet égard particulièrement intéressant de noter qu’il cite en référence Georg Lukács, penseur ayant théorisé le mépris des classes populaires par les élites de la bourgeoisie intellectuelle léniniste avec son concept de conscience de classe, tout en critiquant Pierre Bourdieu dont le concept de capital culturel est pourtant bien plus « populiste »...

II. Le libéralisme selon Michéa.

Si l’analyse michéiste de l’extrême-gauche peut sembler floue ou inconsistante, son analyse du libéralisme nous plonge parfois dans la plus grande perplexité. On peut le comprendre : le libéralisme est subdivisé en de nombreux courants contradictoires entre eux, et de plus son contenu idéologique a évolué avec le temps. J’ai moi-même renoncé à effectuer des généralisations à son sujet, qui m'apparaissent mener à une impasse. Mais tout le projet philosophique de Jean-Claude Michéa semble être de montrer en quoi cette multiplicité apparente masque une cohérence cachée ; à cet égard, il me semble que c’est un échec.

La contradiction majeure concerne le concept de main invisible popularisé par Adam Smith. Ce concept a été maintes fois attaqué par les intellectuels de gauche, et Jean-Claude Michéa, qui a consacré un ouvrage entier à Adam Smith, ne fait pas exception. La difficulté est que la main invisible n’est pas seulement un concept économique, c’est un concept philosophique qui justifie des principes dépassant très largement le cadre du libéralisme.

En lisant Michéa commenter Adam Smith, on est par exemple obligé de se demander s’il est favorable au RIC (Référendum d’initiative citoyenne). Et si, comme c’est probable, la réponse est oui, comment il peut justifier la validité de ce projet sans paraphraser Smith... Allons même plus loin : Michéa est-il conscient, lorsqu’il critique Smith, qu’il n’attaque pas ce qui est spécifique au libéralisme, mais plutôt ce qui peut exister de commun entre le libéralisme et l’anarchisme ? Les anarchistes, eux aussi, croient en une forme d’ordre spontané, eux aussi se méfient de l’interventionnisme et de la planification, eux aussi croient que si les êtres humains s’organisent librement, sans coercition, tout le monde y trouvera son compte.

L’origine du problème semble être la répulsion de Michéa envers la philosophie « utilitariste » développée par Jeremy Bentham et John Stuart Mill, qui est un approfondissement des idées d’Adam Smith. Il est sur ce sujet dans la lignée de la Revue du MAUSS (Mouvement anti-utilitariste en sciences sociales) d’Alain Caillé, à laquelle il a participé, qui est pourtant une manifestation paroxysmique de ce post-modernisme habituellement rejeté par Michéa. Mais tout comme avec Adam Smith, rejeter totalement l’utilitarisme, sans chercher à séparer le bon grain de l’ivraie, n’est pas sans conséquence. Nietzsche, puis Darwin, Freud, mais aussi Marx (qui était un héritier assumé d’Adam Smith) ont tous établi leurs réflexions sur des bases proches de l’utilitarisme. Sans utilitarisme, pas de lutte des classes ! L’anti-libéralisme de Michéa apparaît alors comme tellement extrême qu’il se dévore lui-même, sape les fondements théoriques des mouvements de lutte contre le libéralisme.

Michéa va même faire remonter cette « philosophie du soupçon » jusqu’à La Rochefoucauld. Avec raison pourrait-on dire, puisque le moraliste français était une des principales influences de Nietzsche, la boucle est bouclée… mais alors il faudrait remonter jusqu’aux Stoïques et Aristote, à qui La Rochefoucauld a tout piqué !

On peut également se poser des questions sur les rapports de Michéa avec une forme particulière du libéralisme : l’universalisme. Michéa fait partie de ces figures, malheureusement nombreuses aujourd’hui, qui ne trouvent pas incohérent de critiquer le « relativisme culturel » tout en appelant à retrouver un « enracinement ». Pourtant, qu’est-ce que l’enracinement, sinon le fait de préférer vivre selon ses valeurs et ses traditions plutôt que celles du voisin ? Lorsqu’on prétend attribuer à ses valeurs une portée universelle, cela se termine toujours par la colonisation de ceux qui, immanquablement, refusent de se les voir imposer. Dans le même esprit, on peut s’effrayer de cette citation de George Orwell qui appelle à lutter pour « l’abolition de la tyrannie, aussi bien dans le pays où l’on vit que dans les autres pays. »

Enfin, étonnons-nous de cet aveu : « Si cela inclut « l’abolition de l’économie de marché (…), pour autant, cela ne signifie pas qu’une société socialiste décente pourrait se passer de marchés locaux , régionaux ou même internationaux. » (p. 74-75) Ce que décrit ici monsieur Michéa est bel et bien… une économie de marché ! Qui n’est en aucun cas incompatible avec une économie socialiste, malgré la propagande néolibérale affirmant le contraire depuis des décennies.

III. Le matérialisme historique selon Michéa.

Michéa fait une analyse du matérialisme historique de Karl Marx qui me semble être juste, et que l’on peut résumer ainsi : si Marx est critiquable sur d’autres aspects de sa pensée, il avait en revanche raison sur le matérialisme historique et il s’agit d’un apport majeur à l’histoire de la philosophie politique, mais nous devons considérer qu’il manque à cette théorie marxiste la conscience de la limite des ressources naturelles.

Rappelons ce qu’est le matérialisme historique, qui n’est pas un aspect périphérique de la pensée marxiste mais en constitue au contraire l’origine et le cœur.

Tout d’abord, le matérialisme historique est un matérialisme, c’est-à-dire qu’il fait le postulat suivant (conforme à l’état des connaissances scientifiques) : la pensée procède de la matière, grâce à un processus d’émergence que l’on peut résumer par la phrase « le tout est différent de la somme de ses parties ». Comme tous les matérialismes, il est par ailleurs un monisme (il n’existe qu’une substance dans l’univers) et un déterminisme (principe de causalité : « toutes choses égales par ailleurs, les mêmes causes produisent les mêmes effets »). Marx n’est pas arrivé à défendre cette position par hasard, elle est chez lui l’aboutissement d’une réflexion sur l’idéalisme (« tout procède de l’esprit ») de Hegel, qu’il a selon ses termes « retourné », « remis sur ses pieds ».

Le matérialisme historique applique ensuite ce principe à l’histoire humaine, en postulant que l’idéologie est le produit des conditions réelles d’existence des êtres humains, elles-mêmes conséquences des rapports de production. Dans cette vision des choses, la naissance de la bourgeoisie et du prolétariat en tant que classes sociales, celle du capitalisme en tant que processus d’accumulation (c’est-à-dire, la croissance économique), celle du modernisme culturel et idéologique, enfin celle de l’État moderne, en particulier dans son rapport au droit et à l’ordre public, sont la conséquence du progrès technique, matérialisé par la révolution agricole suivie des deux révolutions industrielles. Ce n’est que lorsque les contradictions de cet ensemble socio-économico-idéologique auront provoqué son écroulement que pourra avoir lieu la révolution socialiste, étape suivante (et selon Marx, ultime) du processus historique.

Un détail demande à être éclairci. Michéa reproche à Marx sa pensée « téléologique », et là encore on ne peut que l’approuver sur ce point, c’est effectivement une faiblesse de la pensée marxiste. Mais il convient de bien distinguer téléologie et déterminisme : dans le premier cas c’est l’aboutissement qui induit les étapes précédentes du processus, dans le second c’est la genèse qui induit les étapes suivantes. Marx confond parfois les deux, son déterminisme tourne à la téléologie, et une analyse rigoureuse évitera de faire la même erreur. Dans tous les cas, aucune théorie du matérialisme historique (ni même, aurai-je envie d’ajouter, aucune réflexion scientifique) ne peut exister sans présupposer le principe « toutes choses égales par ailleurs, les mêmes causes produisent les mêmes effets ».

Attardons-nous un instant sur le concept d’anarchiste conservateur, qui dans ce contexte peut signifier tout autre chose que ce qu’entend Michéa. Tout d’abord, la distinction entre progressisme et égalitarisme faite par Michéa est critiquable, puisque les deux font partie du même ensemble historique. Il faudrait pour sauver cette distinction la penser dialectiquement et montrer comment l’un est né en réaction à l’autre, mais alors on serait toujours dans l’opposition de deux modalités de la modernité libérale, deux guerriers qui ont besoin de leur ennemi pour pouvoir continuer à exister. L’opposition entre égalitarisme et individualisme est encore plus incompréhensible. Il faut d’ailleurs noter que quoi qu’en dise Michéa, les hérauts du Progrès se revendiquent en permanence d’un objectif égalitaire, et que si nous devions douter de leur bonne foi en la matière, alors ce doute devrait être argumenté.

Nous en arrivons à la conclusion suivante. L’idéologie égalitaire, elle aussi, est la conséquence du processus d’accumulation et des structures étatiques qui permettent ce dernier, et un réactionnaire, un authentique réactionnaire, devrait être anarchiste et objecteur de croissance s’il désire parvenir à ses fins. Aucune idéologie égalitaire ne peut émerger si elle n’est pas nourrie par le confort matériel de la société de consommation.

Pour comprendre pourquoi, il faut envisager que le concept d’égalité est totalisant. Deux choses ne peuvent pas être un peu égales ou beaucoup égales, elles sont égales ou ne le sont pas. On peut réduire les inégalités entre deux personnes, mais une fois cette réduction effectuée, ces deux personnes sont toujours inégales. Il n’y a d’égalité que dans l’identique. Si les êtres humains ont depuis toujours été révoltés par le traitement indigne de leurs semblables, l’application du concept d’égalité aux êtres vivants est très récente et est un pur produit de la modernité libérale, qui préfère quantifier les propriétés des individus plutôt qu’arbitrer entre groupes sociaux.

Cela ne signifie pas qu’il ne peut pas émerger de révolution sociale dans un contexte archaïque, comme l’ont prouvé Spartacus et de nombreux autres ; mais seulement qu’une révolution sociale n’est pas forcément égalitaire. Le concept orwellien de décence commune cher à Michéa est un outil utile pour comprendre cette distinction : on peut être révolté par les inégalités car celles-ci sont devenues d’une ampleur qui transgresse les limites de l’ordre naturel, se rebeller contre elles, sans pour autant rechercher une égalité abstraite et illusoire. Il est dommage que Michéa semble n’avoir pas davantage exploré cette voie !

La question qui se pose à la lecture de Mystère Michéa est de savoir à quel point Jean-Claude Michéa se reconnaît réellement dans la théorie du matérialisme historique. L’inconscient hégélien semble en effet ressurgir à chaque détour de phrase (ce qui, certes, est très commun aujourd’hui, y compris chez de prétendus marxistes orthodoxes). S’éloigner de cette théorie n’est pas une mauvaise chose en soi, et on pourrait même trouver excitante l’audace que représenterait une réhabilitation assumée de l’idéalisme hégélien, avec ce qu’elle pourrait comporter de sidérant dans une société française très largement déchristianisée. Mais dans un cas comme dans l’autre, il faut sortir du flou.

IV. Michéa la tête en bas.

Du flou, il y en a beaucoup autour de la généalogie michéiste de la modernité. Résumons-en les étapes ainsi :

  1. L’Europe connaît une série de guerres de religion, « mêlant causes sociales et discordes théologiques ».

  2. Pour ramener la paix, il faut inventer un « nouveau principe de régulation », théorisé par Thomas Hobbes dans son ouvrage Le Léviathan.

  3. Il faut également arracher les humains à leurs traditions, ce qui est possible grâce à la philosophie des Lumières, qui présente un « idéal de la science, autorité désormais opposable à l’Église ».

  4. Mais cette philosophie, en éparpillant l’humanité en individus autonomes, fait ressurgir le spectre de la guerre civile. Pour rétablir la paix il faut alors « adopter le langage commercial », et étendre infiniment la sphère du Marché.

Dans ce schéma historique, rien ne va. Répertorions ses faiblesses :

  • La pensée circulaire saute aux yeux. La philosophie des Lumières est présentée à la fois comme un remède à la guerre civile, et un facteur de guerre civile. Jean-Claude Michéa n’explique pas pourquoi l’humanité n’en est tout simplement pas restée au stade de la tyrannie hobbesienne.

  • L’explication des guerres de religion est très insuffisante. Des conflits sociaux et théologiques, il y en a toujours eu, Michéa n’explique pas en quoi celui-ci était inédit.

  • Des guerres civiles il y en a toujours eu aussi. Les guerres de religion du XVIe siècle ne sont pas pires que les guerres civiles qu’a subi la Rome antique. Là encore Michéa n’explique pas en quoi celles-ci étaient inédites.

  • La question du progrès technique est évacuée de cette démonstration, pourquoi ?

  • Thomas Hobbes n’est pas un penseur moderne, il est au contraire le premier penseur réactionnaire, l’ancêtre de Léon Bloy et de Joseph de Maistre. Toute sa démarche vise à contester le bien fondé de la modernité. Si nous voulons inclure la pensée hobbesienne dans notre généalogie de la modernité, il faudra être beaucoup plus dialectique.

  • Considérer que le capitalisme est issu de la philosophie des Lumières est une inversion historique. La plupart des historiens du capitalisme (entendu au sens de régime d’accumulation, le capitalisme au sens de propriété privée des moyens de production existant depuis bien plus longtemps), comme Fernaud Braudel, Max Weber ou Karl Marx, situent la naissance du capitalisme au XVIe siècle, ou même un peu plus tôt, les grandes explorations ayant abouti entre autres à la découverte de l’Amérique pouvant être considérées comme un aspect important de ce capitalisme naissant. Les Lumières, elles, prennent naissance au XVIIe siècle.

  • Il est par ailleurs temps de rappeler le principe de base du matérialisme historique : les rapports de production engendrent l’idéologie, pas l’inverse. C’est le capitalisme qui engendre les Lumières, celles-ci sont un symptôme de celui-là.

  • À aucun moment n’est abordée la place que le protestantisme aurait pu avoir dans cette généalogie de la modernité. Pourtant, s’il s’est bien passé quelque chose de notable dans l’histoire des idées du XVIe siècle, c’est ça ! Sans retomber dans une analyse weberienne, qui a elle aussi le défaut de placer les idées avant les rapports de production, on peut difficilement éluder le sujet.

  • Soyons prudents avec l’expression philosophie des Lumières. Les Lumières françaises et allemandes sont sans aucun doute une étape importante dans la construction de l’idéologie du Progrès. Mais on ne peut pas en dire autant de David Hume ou de Spinoza, dont les réflexions ne présentent pas une réelle innovation, dans leur rapport à l’histoire, en comparaison des penseurs grecs antiques. Tout comme Hobbes, ils sont davantage du côté d’une philosophie archaïque que d’une volonté de faire exploser les cadres. Certes Spinoza est transgressif, mais il ne l’est que dans le contexte d’une société occidentale étouffante et superstitieuse, s’il avait vécu dans le proche-orient de l’époque il aurait été considéré comme le passeur d’une certaine tradition rationaliste remontant à Aristote et Platon.

  • Enfin et surtout : les guerres de religion n’ont jamais pris fin. Car la réponse de la modernité aux guerres de religion ne fut pas le Léviathan, ce ne fut pas le Progrès ou la science, ce ne fut pas le Marché, ce fut la politique partisane.

    Le clivage droite-gauche, de 1789 jusqu’au moins dans les années 1930, fut dans son entièreté une transfiguration de la lutte entre catholiques et non-catholiques (déistes, athées, protestants, et plus tard juifs). Les guerres de religion, comme l’ont montré de nombreux historiens matérialistes, ne furent pas un conflit théologique, elles furent une tentative des non-catholiques, qui ne possédaient pas de ressources patrimoniales permettant une rente mais exploitaient seulement des processus commerciaux, de s’approprier ces ressources détenues très majoritairement par les catholiques.

    La modernité n’a jamais essayé de mettre fin aux guerres de religion, car la guerre de religion est sa nature et son moteur. Elle s’est contenté de donner à cette guerre une forme non-violente, par le multipartisme et l’alternance démocratique. On pourrait ainsi, comme l’a fait Michel Foucault, retourner la phrase célèbre de Clausewitz et dire : la politique est la continuation de la guerre par d’autres moyens.

V. Michéa debout sur ses pieds.

Essayons-donc de remettre Michéa sur ses pieds, tout comme Marx avait remis Hegel sur les siens. Nous arrivons alors au schéma suivant :

  1. À la fin du Moyen-Âge, amélioration des techniques de navigation (cartographie, généralisation de l’astrolabe et du quadrant).

  2. En conséquence, ouverture de nouvelles routes commerciales.

  3. En conséquence, émergence d’une nouvelle classe sociale, la bourgeoisie, et de processus économiques d’accumulation.

  4. La bourgeoisie est jalouse de l’aristocratie, car cette dernière dispose de ressources patrimoniales, en particulier foncières, qui lui apporte des rente et une légitimité. Il faut faire vite : les armements se développent, lorsqu’ils auront atteint un certain niveau technique les détenteurs du pouvoir deviendront difficilement renversables.

  5. Le pouvoir social de l’aristocratie reposant en grande partie sur l’Église catholique, la bourgeoisie se fixe comme objectif principal d’affaiblir cette dernière. Elle apportera alors son soutien actif à tous ceux qui remettent en question cette hégémonie catholique : d’abord les protestants, puis les libre-penseurs qui font la promotion de l’athéisme ou du déisme, enfin les juifs, plus tard encore (au XXe siècle) homosexuels et musulmans.

  6. Mais il est compliqué de faire fonctionner ensemble des populations aussi disparates. Les catholiques, eux, présentent un front uniforme. Il est donc nécessaire d’élaborer un discours qui permettra, par exemple, d’unir dans un même combat athées militants et croyants huguenots, tout comme aujourd’hui la gauche doit unir arabes homophobes et homosexuels racistes.
    Les philosophes des Lumières élaboreront ce discours, en mobilisant de grandes valeurs abstraites comme « l’égalité », qui permettent d’essayer de faire croire aux militants de gauche qu’ils se battent pour une cause humaniste et non pour dépouiller les cathos avant de se répartir le butin. Aujourd’hui on appelle ça « la convergence des luttes ».

  7. La rhétorique du « Progrès », quant à elle, a un objectif simple d’encouragement des troupes : tant qu’il reste quelque chose à dépouiller, il faut poursuivre la lutte !

Mais aujourd’hui, la mécanique est grippée, pour deux raisons :

- L’épuisement des ressources naturelles empêche la poursuite du projet progressiste, dont l’étape suivante devrait logiquement être le transhumanisme.

- La gauche a gagné, et les vainqueurs ne sont pas d’accord sur la clé de répartition du butin. Il n’y a pas eu « d’égalité », tout le monde découvre que c’était un mensonge depuis le début. Les différentes composantes de l’alliance commencent à s’entre-déchirer. Chacun rejoue le grand jeu progressiste en miniature, en élaborant des discours égalitaristes dont le seul objectif est de s’approprier la plus grande part possible des ressources avant l’effondrement.

VI. Michéa par Michéa.

À propos du libéralisme

Il ne convient néanmoins pas de distinguer un bon d’un mauvais libéralisme. (p. 37)
Si par "libéralisme" on entend désigner ainsi une posture strictement défensive – celle, par exemple, qui soutient habituellement les différents combats pour les libertés démocratiques fondamentales partout où elles se trouvent menacées, détournées de leur sens, ou abolies – alors je n’ai évidemment rien à objecter à un tel "libéralisme". (p. 49)
S’il refuse les aspects individualistes et aliénants des Lumières et du libéralisme, Michéa en défend les côtés libertaires, égalitaires et émancipateurs. (p. 49)

À propos de la droite

Le clivage entre gauche et droite apparaît alors comme une simple division bourgeoise. (p. 55)
Michéa refuse ainsi (…) la collaboration avec une droite, même antilibérale. (p .51)

À propos des conservateurs

Selon lui, loin d’être conservateur, découlant de l’Alliance du trône et de l’autel, le système capitaliste est bel et bien progressiste, et issu de la pensée des Lumières. (p. 28)
En vingt-cinq ans, je ne me suis jamais décrit comme « conservateur ». (p. 26)